Une mer entre croisière et crise

 

par Jean-Marc Bodson

 

En 2009, Nick Hannes exposait Red Journey au FoMu d'Anvers. Ce "voyage rouge" rendait compte de quatre années de tribulations en ex-URSS, en Mongolie et en Chine. On découvrait alors cette manière bien à lui d'aborder une réalité peu réjouissante avec un regard entre douce ironie et constat sévère. En effet, l'humour dont il pouvait faire preuve parfois ne l'empêchait pas de pointer une déglingue confinant au surréalisme.

C'est un cocktail identique qui prévaut dans l'excellente exposition "Mediterranean. The Continuity of Man" actuellement aux cimaises du même musée. Une exposition dense, résultat d'un périple de cinq années autour de la Méditerranée. Par images interposées, le visiteur déambule avec lui dans une vingtaine de pays vivant des réalités très différentes selon qu'ils sont du nord ou du sud de la mer. Une Mare Nostrum sensée les rassembler, mais qui en fait semble bien être le lieu de convergence des contradictions de notre époque. Avec d'une part des pays arabes empêtrés dans les suites de leur "Printemps" et d'autre part, entre Monaco et Benidorm, les berges friquées des pays du tourisme "select" ou de masse.

Ce que l'on voit est parfois tragique – notamment dans les contrées ravagées par la guerre comme la Libye ou la Palestine – ou parfois comique, mais toujours désespérant. La Méditerranée a été unifiée voici deux mille ans sous l'Empire romain, mais elle est désormais un champ de bataille. L'ensemble de ce travail au long cours est sans appel : le "berceau de notre civilisation" est manifestement devenu le tombeau de la vie harmonieuse. L'urbanisation y sévit à grande échelle dévastant de vastes régions rurales et bouleversant des modes de vie pluriséculaires. A cet égard, la photo de bergers turcs faisant paître leur troupeau en bordure d'une ville en construction est on ne peut plus claire. L'énorme disparité entre l'Europe et l'Afrique suscite une migration de même échelle. Touristes et migrants se croisent sur les plages méditerranéennes comme le montre l'image d'une "cougar" nue négociant des colifichets à un marchand ambulant africain.

Montesquieu évoquant la décadence de l'Empire romain observait que les moeurs avaient été corrompues par la trop grande richesse de certains, par l'excès de luxe et d'opulence qui avait entraîné des inégalités sociales insupportables. On ne peut qu'y penser en voyant ces clichés pris sur des bateaux surdimensionnés de plaisance ou dans des clubs bondés d'Ibiza. Décidément, le consumérisme effréné s'affiche dans une débauche de vulgarité. L'insignifiance le dispute à la bêtise. Sans avoir l'air d'y toucher, avec des images aux couleurs très maîtrisées, Nick Hannes dresse le tableau sombre mais lucide d'une faillite que nous refusons de voir.

 

(La Libre Belgique, 01/12/2014)